161.
Il vit dans un pavillon luxueux sur l’île de la Jatte, à Neuilly, qui abrite un musée de tenues de clowns. Et aussi une collection de bustes en maquillages de cirque. Clown blanc, Auguste, clowns anglais, américains, français, italiens, espagnols, africains, indonésiens et même coréens.
— Je crois que vous ne saisissez pas les enjeux actuels. La guerre pour l’accession à la BQT n’est pas seulement la bataille finale de l’humour, c’est la bataille finale de… l’intelligence !
Le comique Félix Chattam s’approche d’un clown aux biceps hypertrophiés, en mousse plastique.
— Jadis, au tout début de l’histoire de l’humanité, le pouvoir appartenait à ceux qui maîtrisaient les muscles qui tenaient la massue. Et leur règne était assuré par la peur de recevoir des coups.
Puis il va vers un clown qui ressemble à un épouvantail.
— Ensuite le pouvoir échut à ceux qui maîtrisaient la terre servant à l’agriculture. Et leur règne était assuré par la peur de mourir de faim.
Félix passe à un nouveau mannequin, cette fois déguisé en curé.
— Puis le pouvoir est allé à ceux qui maîtrisaient les églises servant au conditionnement des fidèles. Et leur règne était assuré par la peur d’aller en enfer.
Il avance et désigne un clown gendarme.
— Puis le pouvoir est allé à ceux qui maîtrisaient les administrations en cadrant toutes les activités sociales. Et leur règne était assuré par la peur de la police, de la justice, de la prison.
Il désigne un clown en habits de bourgeois.
— Puis le pouvoir est allé à ceux qui maîtrisaient l’industrie produisant les objets censés nous rendre heureux. Et leur règne était assuré par le plaisir de conduire des voitures, ou de collectionner toutes sortes d’objets inutiles vantés par les publicités.
Il avance encore, et désigne un clown capitaliste, avec un gros ventre et un cigare aux lèvres.
— Puis le pouvoir est allé à ceux qui maîtrisaient les finances. Et leur règne était assuré par la promesse qu’en leur confiant l’argent on en gagnerait plus encore. Et leur règne était assuré par le plaisir de s’enrichir sans travailler.
Il se déplace et désigne un clown en tenue de reporter avec un appareil photo et une carte de presse.
— Puis le pouvoir est allé à ceux qui maîtrisaient les médias. Il suffisait dès lors de montrer son visage dans la lucarne de l’écran pour plaire aux femmes, et bénéficier de cadeaux et de privilèges même pas taxables. Celui qui passait à la télévision rentrait dans les familles et les influençait directement. Leur règne était légitimé par le plaisir d’être informé.
Enfin Félix Chattan parvient à une poupée clown en costard rose avec un masque qui ressemble étrangement à celui de Darius Wozniak.
— Maintenant le pouvoir appartient à ceux qui maîtrisent le rire des foules. C’est une sorte de sous-caste des gens des médias. Mais cette sous-caste est en fait une sur-classe. Et leur règne tient à leur capacité de faire oublier le malheur ou à le relativiser. Il tient aussi à leur capacité de divertir, dans un monde blasé et qui s’ennuie. La peur de l’ennui est devenue une peur essentielle. Et à mon avis, faire rire est actuellement le plus grand pouvoir, que personne ne surpassera.
— Mais ce ne sont que des… « amuseurs », riposte Lucrèce.
— Justement, c’est pour cela qu’on les sous-estime, et leur pouvoir est d’autant plus grand. Ce sont, ou plutôt… « nous » sommes devenus les vrais maîtres du jeu. De tous les jeux.
La troisième force. Éros, Thanatos,… Gelos.
— Et personne ne remet en question notre pouvoir. Contrairement aux politiciens, et même aux gens des médias. Nous sommes au-dessus des lois. Au-dessus de tout. Tenez, un indice de ce pouvoir invisible. N’avez-vous jamais remarqué que les politiciens, les économistes et même les scientifiques commencent toujours leur discours par une blague ? Pour capter la sympathie de l’auditoire. Sans humour, ils sont justes… fades.
— Nous en parlions encore récemment. Comme le sel. C’est un exhausteur de goût. Et le sel est devenu une addiction. Et le sel nous ronge, remarque Isidore Katzenberg.
Félix lâche un soupir.
— L’humour nous permet de conditionner l’auditoire dans la direction souhaitée. Nous avons eu avec Ronald Reagan le premier président acteur. Vous avez peut-être entendu qu’en Islande, ils ont élu comme maire de Reykjavík le comique Jon Gnarr, qui est leur comique le plus célèbre. Vous verrez, nous aurons bientôt un président comique dans une grande nation influente.
— Un clown à l’Élysée ou à la Maison-Blanche ? s’étonne Lucrèce.
Isidore répond une fois de plus à la place du suspect.
— Coluche s’était présenté aux élections en 1981 et avait été crédité de plus de 18 % de votes au premier tour. Au point qu’il avait réellement inquiété Mitterrand. Dans la semaine qui a suivi l’annonce de ce pronostic, le régisseur de Coluche, René Gorlin, a été assassiné. Dès lors Coluche a préféré retirer sa candidature.
— Vous faites un raccourci un peu rapide. Vous êtes sûr que les deux événements étaient liés ?
Félix étire un sourire entendu.
— Coluche a échoué parce qu’il était seul, c’était un simple artisan. Darius a étudié la candidature de Coluche. Je le sais, j’étais avec lui à visionner les documents d’époque. Il l’a analysée dans le détail. Il en a tiré les leçons.
Félix les invite à s’asseoir au salon.
— Comprenons bien la situation globale. Avant, l’humour était concocté par des artisans indépendants. Des gens faibles et sans ambition. Dès que sont apparus des enjeux économiques et politiques importants autour du rire, on ne pouvait plus laisser ce trésor à des gens qui ne savaient pas le gérer.
— Sébastien Dollin par exemple.
— Bien sûr : Sébastien Dollin, c’était un créateur fabuleux mais malheureusement trop gentil. Il jouait en respectant les règles, alors que le jeu consiste précisément à… tricher ! Ce genre de personnes sont nuisibles, elles troublent la partie.
— Il en est mort.
— Il est venu au PRAUB pour devenir millionnaire. Il aurait pu gagner. Il a joué et il a perdu.
Isidore Katzenberg préfère revenir sur le sujet de l’humour.
— On a assisté, poursuit Félix, à une concentration de grands groupes. Là encore Darius, quoi qu’on en dise, s’est révélé un visionnaire. Il avait anticipé le passage de l’artisanat à l’industrie de l’humour.
— Il a investi beaucoup d’argent pour créer Cyclop Production.
— Des sommes énormes. Je vous l’ai dit, c’était un visionnaire, il a compris qu’il fallait mettre beaucoup de kérosène dans le réservoir pour faire décoller la fusée.
Et le kérosène de Darius, ce n’était pas l’argent, mais cette énergie, Gelos, qui donnait une forme et un sens à l’argent… Comme si le pétrole fabriquait en avançant le tuyau chargé de le transporter… Prodigieux…
— Il a engagé des centaines d’auteurs pour écrire les gags, des metteurs en scène pour en travailler la présentation mais aussi des élèves des grandes écoles de commerce pour travailler sur le marketing, la communication, la distribution mondiale des sketches, des blagues, des films, des émissions télévisées. Il a été le premier à inscrire une société d’humour à la Bourse et à la faire entrer dans le cercle fermé du CAC 40.
Il a agi en vrai stratège de la bataille mondiale de l’humour.
— Et à l’image de son illustre prédécesseur et homonyme, le Darius empereur des Perses, il avait l’intention de créer un empire et de détruire tous ses concurrents, ajoute Isidore.
— C’est vrai, il a laissé beaucoup de cadavres derrière lui. Mais qui parle des cadavres des centaines de milliers d’ouvriers qui ont bâti la Grande Muraille ou le château de Versailles. Derrière chaque chef-d’œuvre il y a un cimetière. C’est le prix… normal à payer pour entrer dans l’histoire.
— Continuez.
— Darius était exigeant, perfectionniste, rigoureux. Aucun autre humoriste n’avait porté l’art de faire rire aussi haut.
Lucrèce hoche la tête, puis lâche simplement la question qui la taraude depuis le début.
— Et maintenant c’est vous le « successeur » de l’empereur. Vous avez tué Darius, n’est-ce pas ?
— Darius était mon mentor. Je lui dois tout. Il m’a formé. Il m’a intégré à son école. Puis à son théâtre. Puis à ses émissions de télé.
— … Puis à sa garde rapprochée des costards roses, complète insidieusement Lucrèce.
L’autre fait semblant de ne pas avoir entendu.
— Puis à la scène. Puis à la gloire. Il a été mon père. J’ai été son dauphin. J’ai partagé sa vie, j’ai été son second. La famille Wozniak m’a accueilli comme un fils.
Il a prononcé cela avec fierté.
— Et maintenant que les frères Wozniak sont morts, la survie de ce gigantesque empire de Darius est extrêmement compromise par l’absence de figure de proue. Or il n’y a plus que vous qui puissiez reprendre ce lourd mais ô combien gratifiant flambeau. Et c’est bien ce que vous a proposé la mère de Darius, n’est-ce pas ? demande Isidore.
Félix Chattam hausse les sourcils devant l’attaque frontale.
— En effet, maintenant que tous ses enfants sont morts, elle m’a demandé ce matin de devenir gestionnaire de Cyclop Production. Et elle va bientôt réunir les actionnaires pour que je sois désigné officiellement.
— Et vous possédez désormais la légitimité qu’apporte le pouvoir de la BQT ?
Il ne répond pas.
— Marie-Ange a avoué, poursuit Lucrèce. C’est vous qui avez récupéré la BQT. Car vous êtes son amant, n’est-ce pas ?
Il gagne un peu de temps en allumant une cigarette. Ce qui donne envie à Lucrèce d’en faire autant.
Je ne m’en étais même pas aperçue, toutes ces histoires de blagues m’ont fait oublier mon réflexe « cigarette » !
Il inspire longuement, puis lâche :
— Nous les comiques, nous avons des besoins sexuels plus importants que les gens « normaux ». Peut-être parce que nous sommes plus sensibles. Et puis l’humour est un puissant aphrodisiaque. Vous connaissez l’adage : « Femme qui rit, déjà à moitié au lit » ?
— Vous avez donc la BQT ? Répondez aux questions au lieu de tourner autour du pot, bon sang.
Lucrèce a frappé la table du plat de la main.
Félix Chattam prend son temps, se lève, va vers sa bibliothèque, fait semblant d’examiner des livres d’humoristes, puis parle sans les regarder.
— C’était ce fameux soir où nous sommes allés au phare fantôme. Il y a eu l’attaque. Et puis la fuite. Nous les avons poursuivis. Pawel avait le trophée. Je l’ai vu. Je l’ai suivi.
— Et alors vous l’avez assommé ? demande Lucrèce.
— Non, quand je l’ai trouvé il était déjà évanoui.
— Vous n’écoutez pas, Lucrèce, Marie-Ange nous a dit qu’elle avait vu quelqu’un l’assommer. Ils se sont entendus ensemble. Et Félix a pris la BQT.
À nouveau Lucrèce enrage que son collègue réponde à la place du suspect. Elle reprend l’initiative :
— Donc, vous avez été le dernier à avoir la BQT.
— En effet. Je savais cependant que si je la lisais je mourrais.
— Vous croyez à cette légende ? demande Isidore.
— Alors vous avez mis le coffret de côté et vous l’avez utilisé pour tuer Darius ? poursuit Lucrèce.
— J’avais déjà perçu tous les enjeux d’un tel objet.
— Vous en avez fait quoi alors ?! Parlez bon sang ! Où est la BQT !?
— Laissez-le parler, à la fin, si vous l’interrompez ça va être long, Lucrèce.
— C’est vous qui me dites ça, Isidore ? Alors que vous interrompez systématiquement les suspects pour me montrer que vous connaissez les réponses !
— Allez… Arrêtez de vous disputer tous les deux. Désormais les dés en sont jetés. Je n’ai plus rien à cacher.
Lucrèce s’impatiente.
— Que s’est-il passé après que vous avez récupéré la BQT ?
Isidore l’observe, puis lâche :
— Je vais vous dire, Lucrèce, ce qu’il s’est passé. Félix, malgré toute sa reconnaissance envers son mentor, ne le supportait plus. Il était amoureux de « votre » Marie-Ange et ça l’agaçait que sa fiancée flirte avec son chef.
Félix s’est immobilisé. Alors le journaliste continue de développer le scénario.
— … Darius devait être de plus en plus insupportable pour son entourage.
— Il piquait des colères insensées, il prenait des drogues de plus en plus fortes. Il n’avait plus la stature d’un chef d’entreprise, et a fortiori d’un maître d’empire.
— Donc vous avez utilisé l’un de ces déguisements de clown, celui du clown triste, et vous lui avez tendu la BQT en lui disant : « Voilà ce que tu as toujours voulu savoir », complète Lucrèce. Bien, voilà, tout est dit, nous avons résolu l’affaire. C’est Félix l’assassin. Nous n’avons plus qu’à le dénoncer à la police et écrire l’article.
Isidore Katzenberg pose la main sur le téléphone que vient de dégainer Lucrèce.
— Non.
— Quoi non ?
— Il ne nous aurait pas accueillis s’il était coupable. N’est-ce pas, Félix ?
Le comique approuve et souffle un nuage de fumée. Il tend à nouveau une cigarette à Lucrèce qui, pourtant énervée, refuse.
Il va me faire rechuter cet imbécile.
— Je viens d’une école de commerce. Je suis un gestionnaire. Je suis un type raisonnable. J’ai mis la BQT en lieu sûr, le temps de réfléchir.
— Et c’était quoi votre lieu sûr ?
— Le Théâtre de Darius. Il y a là-bas un coffre-fort moderne. Un coffre-fort dans la tête creuse d’une immense statue de deux mètres représentant Darius assis en tailleur en train de fumer le cigare.
La copie de la statue de Groucho Marx. Même ça, il l’a copié.
— En tant que bras droit et homme de confiance j’avais le code. C’est là que je l’ai cachée.
— Subtil. Comme ça, si jamais Darius la retrouvait, vous pouviez prétendre que vous aviez l’intention de la lui donner.
— Vous voulez dire que Darius recherchait la BQT et qu’elle était dans sa propre statue ! Dans sa tête ! s’étonne la jeune journaliste.
— J’avais enveloppé la BQT dans du papier journal. Il y avait beaucoup de choses dans ce coffre-fort. Elles aussi dans du papier journal. Ça n’attirait pas l’attention.
— Pour Darius, complète Isidore, c’était forcément quelque chose de difficile à obtenir, donc il ne pouvait imaginer que ce soit devant ses yeux, sans protection, chaque fois qu’il prenait de l’argent ou de la drogue.
Félix ne réagit pas au compliment.
— À ce détail près que quelqu’un l’a volée dans son coffre.
— Qui ? demande aussitôt la jeune journaliste.
— Je ne sais pas qui, mais je sais quand. Exactement quatre jours avant son décès. Plus précisément durant une partie de PRAUB. Les gens étant tous concentrés sur la partie, personne ne surveillait le bureau de Darius.
Tous ces suspects nous mènent en bateau. J’ai l’impression d’être dans une course à l’échalote. Et pourtant je sens que nous n’avons jamais été aussi proches du but. D’un autre côté ce type était le troisième de mon enquête. Si j’avais posé les bonnes questions on aurait pu éviter bien des péripéties. Évidemment la meilleure blague serait que ce soit le pompier, soit le premier suspect, qui ait la BQT. Si c’est le cas, 1) j’éclate de rire, 2) je le tue. Ce qui sera la preuve que posséder la BQT est vraiment mortel.
Isidore la questionne du regard.
Il pense la même chose que moi. À force de travailler ensemble nous allons peut-être arriver un jour à se parler par télépathie. Là je sens qu’il me demande : « Vous en pensez quoi, ma chère Lucrèce adorée ? » Je vais lui répondre avec un peu de télépathie. J’en pense, très cher Isidore, que l’instant serait propice à lui « péter la gueule pour lui faire avouer ce qu’il a fait de ce putain de petit coffre avec un morceau de papier à l’intérieur. »
Isidore hausse le sourcil droit.
Là il me dit : « La violence est le dernier argument des imbéciles. »
Il a une petite moue qu’elle interprète aussitôt : « De toute façon je ne pense pas qu’il en sache plus. Il me semble sincère. »
Elle regarde son poing.
De toute façon, même s’il dit la vérité, j’aime pas ce type et ça me ferait plaisir de lui éclater la tronche juste pour me défouler de toutes les tensions accumulées.
Cette fois Isidore souligne sa désapprobation en haussant aussi le sourcil gauche.
Ils se lèvent et font mine de partir.
— Vous avez trouvé la solution à mon énigme ? demande Félix avant de les raccompagner à la porte.
— Heu, rappelez-moi exactement ce que c’était ?
— « Un homme est à la recherche d’un trésor. À un moment il arrive à un carrefour d’où partent deux routes. Il sait que l’une mène au trésor et l’autre mène à affronter un dragon, et donc à la mort. Face à chaque route il y a un chevalier qui peut le renseigner, mais l’un ment systématiquement et l’autre dit toujours la vérité. Il ne peut poser qu’une seule question. Auquel des deux doit-il s’adresser et que doit-il lui demander ? »
— Bien sûr, dit Lucrèce. Il doit dire : « Demande à l’autre chevalier de me montrer le chemin qui mène à la mort. » Que la question soit posée à celui qui ment ou à celui qui dit la vérité, la réponse donnée désignera toujours le chemin du trésor.
— Pas mal, dit Félix. Pourquoi ne m’avez pas appelé pour me le dire ?
La journaliste a un petit sourire.
— En fait, c’est maintenant, en vous entendant mentir, que je viens de la comprendre.